mardi 25 octobre 2016

J’vais t'allumer...


en écho à Tension noire



© Marie-Noëlle Bertrand ; d'après Ettore Scola :
Janet Âgren dans « La plus belle soirée de ma vie »


J'ai sonné… J'imagine sa surprise derrière la porte… il regarde par le judas, je le sais, un peu de lumière l'espace d'un instant, avant qu'il n'y colle son œil. Ça faisait vingt ans que j'attendais ce moment. Quand j'ai appris qu'il était sorti de prison, tout se sait… ça a été facile, j'ai encore des amis, moi...

Il ouvre, je lui sers mon sourire le plus caressant mais cette fois il n'est pas dupe. Il est vraiment devenu une loque, Gilda me l'avait bien dit, mais là, devant moi, il n’est que l’ombre de lui-même, le fantôme du séducteur qu’il était.

Il s’efface pour me laisser entrer et m’invite à m’asseoir dans la cuisine. Je jette un œil dans la chambre en passant… le lit défait, les boîtes de pizza abandonnées, la bouteille de whisky bon marché à moitié vide. Il m’en propose un de whisky, avec de la glace, comme au bon vieux temps. Il revient avec l’infâme breuvage et prend deux verres dans le buffet.

Quand il se retourne, je braque un .38 sur lui. Ça, ça n’a pas été facile mais j’ai encore des relations qui se souviennent de qui je suis, enfin de qui j’étais la fille et la sœur. Son regard, entre stupéfaction et calme. Il ne s’y attendait pas. S’il savait que je viendrai un jour, il devait être persuadé que ce serait pour discuter. Discuter, une sale habitude qu’il me reprochait âcrement il y a vingt ans. Il pose les verres entre nous deux. Il tire le tabouret de sous la table et s’assoit en face de moi. Sans rien dire.

J’apprécie le poids du revolver dans la paume de ma main. Lui loger une balle entre les deux yeux, tout de suite, pour en finir avec toute cette souffrance qui pèse sur chacun de mes jours, sur chacune de mes nuits quand, même abrutie par les somnifères, je nous revoie tous les quatre dans le jardin de la grande maison. Je suis hantée par le mensonge dans lequel nous baignions en ce temps-là.

Le moment de vérité approche. Je ne dis rien, lui non plus… Il attend juste que j'appuie sur la détente. Qu'il ne compte pas sur moi pour lui rendre ce service. S’il veut en finir avec la vie, il n'a qu'à se démerder. Il m'a déjà manipulée, je croyais alors en mon pouvoir de séduction. Il s'est servi de moi pour les atteindre.

Quand j’ai compris que ce salaud s’était servi de moi pour remonter jusqu’à eux, je n’ai pas hésité. Le désir qui aimantait mon ventre à sa queue s’est évanoui. Je suis allée au commissariat et là, j’ai tout déballé. Il a fini en prison et moi sans mes hommes, je me suis effondrée. On m’a enfermée aussi, à l’hôpital psychiatrique. Après quelques années, j’ai réussi à donner le change ; ils ont cru que j’étais sortie d’affaire, comme si j’avais été à même de me sortir d’affaire. Je suis rentrée chez moi, dans la grande maison désormais vide et j’ai patienté.

J’veux juste qu’tu saches que je pourrais le faire, ici, maintenant. J’aurai juste à appuyer sur la détente mais j'vais pas t’faire cette faveur, j’vais t'laisser là, à croupir dans ton taudis, qu’tu crèves rongé d'alcool et de solitude.

                                                   fondu au noir
                                                   claquements de talons sur le carrelage
                                                   porte qui se referme
                                                   verre qui tombe par terre
                                                   sanglots



mardi 18 octobre 2016

Tension noire


« On finit toujours par devenir un personnage de sa propre histoire. »
Lacan, Écrits (1966)


Quand ça a sonné à la porte, je n'attendais personne, personne ne me rend plus jamais visite ; j'ai quand même regardé par le judas. Elle était là, ça faisait plus de vingt ans. Je ne m'attendais pas à ce que ce soit elle… enfin, c'est pas tout à fait vrai, j'ai toujours su qu'un jour elle me retrouverait… j'ai toujours su que ce moment arriverait. Elle sait être si patiente, si opiniâtre, si méthodique.

J'ai ouvert, elle a souri ; ce sourire froid et méprisant que je lui connaissais si bien. Je remarque quelques mèches blanches dans ses cheveux blonds, quelques ridules aux coins de ses paupières...

- Bonjour, puis-je entrer ? demande-t-elle d'une voix calme et posée que je ne lui avais jamais entendu. Je m'efface pour la laisser passer et l'invite à s'asseoir dans la cuisine. De toute façon, pas de salon et la chambre, c'est plus possible.

- Comme d'habitude, un whisky avec de la glace ? m'entends-je lui demander d'une voix blanche.
Elle acquiesce d'un signe de tête. Je vais chercher la bouteille près de mon lit, la laisse sur la table en formica puis me saisis de deux verres dans le buffet.

Quand je me retourne, elle est là, calme, un .38 à la main ; j'ai toujours su qu'elle était fascinée par les armes à feu mais j'l'aurais jamais cru assez cinglée pour en posséder une. J'ai pensé : c'est un substitut phallique, cette arme mais j'ai fermé ma gueule, ça n'aurait rien arranger, comme si quelque chose pouvait encore s'arranger.

Ça, vraiment, j'm'y attendais pas, elle a toujours été raide dingue mais j'pensais que les choses se termineraient autrement, par le dialogue… elle m'a toujours fait chier avec ces trucs, elle disait qu'elle était laca… j'sais pas quoi, lac… mes couilles !

J'ai posé les deux verres devant moi, tiré le tabouret de sous la table et me suis assis face à elle. J'ai attendu. Sans rien dire.

Je sais qu'elle est toute mouillée ; elle éprouve une jouissance certaine à sentir le poids de l'arme dans sa main, à anticiper le glop du tir assourdi par le silencieux. Elle a tout prévu la salope sauf une chose, j'en ai rien à foutre de crever dans ce taudis où j'croupis depuis ma sortie de prison. Moi la prison, elle l'hôpital psychiatrique.

J'l'avais trahie, trompée, j'm'étais servie d'elle pour les approcher, les liquider. C'qu'elle sait pas, c'qu'elle saura jamais, c'est que j'l'ai aimée, vraiment aimée, que j'l'ai dans la peau, qu'en ce temps-là c'était pas à l'extrémité de son revolver qu'elle me tenait mais par le bout d'la queue ; elle ne pourrait ni l'entendre ni le concevoir.

Le moment de vérité approche. Je ne dis rien, elle non plus. On attend juste qu'elle appuie sur la détente.


© Marie-Noëlle Bertrand ; d'après Ettore Scola :
Janet Âgren dans « La plus belle soirée de ma vie ».
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Ce texte a été publié pour la première fois sur « annesodiversetvariations », le blog d’Anne-Sophie Bruttmann, dans le cadre des Vases Communicants de février 2016.

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(à suivre, ici même, la semaine prochaine)




mardi 11 octobre 2016

Un cri qui vient de loin






Entre le chant et le cri, il n’y a que l’illisible partition de nos étroits solfèges.
(Francis Royo, Aporos 60)




Louise Bourgeois - Rejection (2001) - Tissu, acier et plomb


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Du fond du puits de l'enfance, d'une fissure dans le temps et dans l'espace, me reviennent les cris de ma mère couverts par le silence et le regard gris acier de mon père.

Toujours cette menace qui guette… les cris fracassants de silence ou assourdissants de colère. Ils infestent mon corps et hantent mon cerveau dans l'attente de la libération. Se délivrer des angoisses et de la rage dans le silence ou la fureur, imploser ou exploser pour accéder au vivre…

Le silence, comme un chant à naître, résonne dans les profondeurs de la poitrine ; il remonte à la surface, avec le passé. Le cri retenu, étouffé finit par déferler, le séisme intérieur déchaîne les mots enfouis au fond du gouffre ; lâcher ce qui est là tapi, laisser jaillir les mots prisonniers dans les abysses de la gorge.

Au commencement, il s'extrait de la voix ; affleurent du néant des murmures éteints, comme asphyxiés. Soudain, surgit le cri, résonnant dans et du silence ; l'indicible déchire le secret dénudant la souffrance enfouie, ouvrant la porte et libérant la menace.

Pansons les plaies, laissons la place au Verbe.

Pansé à la hâte, le visage aux lèvres grandes ouvertes sur l'intérieur, aveu du silence dans lequel résonne l'angoisse qui colle au ventre et envahit de ses tentacules l'être tout entier.

Sans regard, les yeux arrachés et vides, le corps absent... j'entends le silence qui appelle à être crié, il crie si fort que subitement j'en suis comme sourde. Mais le vide des yeux contraint le regard à se détourner pour n'être plus qu'à l'écoute du cri ultime…

Fulgurante, une énergie intacte jaillit, le silence se rompt… le cri absolu, le fracas aveuglant d'un appel : M'entends-tu ? Ouvre, je ne peux pas rester enfermé !

Éjaculation ! Place au Verbe !

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Ceci est une réécriture à partir de fragments publiés dans le cadre des Vases Communicants de juillet 2016. Ils faisaient échos à ceux de Giovanni Merloni (Le portrait inconscient), pour un texte écrit à quatre mains -librement inspiré de "Rejection", une sculpture de Louise Bourgeois.






vendredi 7 octobre 2016

Vases Communicants du 7 octobre 2016 : Invitée : Lanlanhûe







En levant la tête, elle a croisé son regard. Impossible d'aller plus haut sans se faire drone, et regarder dans les yeux, la pierre étrange. Animal improbable. Sculpté par le temps. Face à l'océan.
Elle : Je suis en avance.
Gargouille : Il est des jours où le temps ne compte plus.
Elle : J'ai rendez-vous.
Gargouille : Avec... ?
Elle : Je ne sais plus, j'ai oublié.
Elle est assise devant l'église, sur la borne de pierre près de l'entrée.
Gargouille : Le temps semble long surtout quand on regarde l'horizon. L'espace étire le temps, ce qui fait qu'il n'est plus ni linéaire ni circulaire. Il devient volume et la vie s'y déploie. Tu as remarqué ?
Elle : On pourrait partir.
Gargouille : Où çà ?
Elle : Je ne sais pas.
Gargouille : Pourquoi partir ? Il fait si doux ici...
Elle : Histoire de voir d'autres horizons, de voir le temps doux, le temps dur, le temps chaud, le temps froid et tutti quanti...
Gargouille : De toutes façons je ne peux pas, mes attaches sont ici. Tu as vu la pierre d'où je sors ? Et puis tu ne trouves pas que la vue est quand même belle d'ici ?
Elle regarde la rue pavée. C'est l'ancien quartier de la ville. Le soleil s'y cache. Entre deux murs. L'on peut entendre le bruit des vagues contre les rochers.
Elle : J'ai froid.
Gargouille : Marche un peu...
Elle : Je ne vois que le cimetière au dessous de toi.
Gargouille : Promène toi. Dans le jardin, ils ont planté des rosiers et puis des carrés de buis. Ils ont nettoyé les allées.
Elle : Qu'est-ce qu'ils y ont mis ?
Gargouille : J'ai beau me pencher je ne vois rien d'ici.
Elle : Verveine citronnelle, romarin, marjolaine... il y a autre chose aussi... lavande peut-être.
Gargouille : Et les tombes... Tu vois leurs noms ?
Elle parcourt les allées. Examine une à une les pierres. Les contourne. Peu de fleurs fraîches en cette saison. Seulement des potées en céramique qui en miment les couleurs.
Elle : Ce ne sont que des noms communs.
Gargouille : Des noms de par ici ?
Elle : Oui, des noms de vieux métiers, de lieux-dits...
Gargouille : Avec le temps, rien ne tient, tout s'efface.
Elle : Et tout s'en va ?
Elle fait mine de chanter...
Gargouille : oui, loin, loin, loin, par delà les frontières.
Il fait mine de l'accompagner... La bouche tendue vers le ciel, il hulule. Elle cligne des yeux. Elle accommode et voit soudain un détail.
Elle : Tu as vu ton bras ?
Gargouille : Il s'est cassé à force d'intempéries.
Elle : Alors ils te l'ont rabouté avec du zinc ?
Gargouille : Oui, il chante deux sons à la fois quand il pleut.
Elle : Tu te crois diphonique ?
Gargouille : Je m'amuse parfois tout seul, par jour de grand vent. Je les fais résonner.
Elle : Tu crois chanter par le bras ?
Gargouille : Tu peux ne pas me croire...
Elle : Tiens, tu pleures ?
Gargouille : Ce n'est rien, ce n'est que la pluie qui coule sur mon visage.
Elle : C'est ce qu'on dit. Cela doit t'arriver quand même d'être triste, depuis le temps que tu es coincé là.
Gargouille : Quand on n'attend plus rien. On est léger. On n'est plus triste.
Elle : Qu'est-ce que tu attendais... avant de ne plus attendre ?
Gargouille : Je ne sais plus...
L'hiver avance. Elle avait cru entendre des voix. Elle avait tendu l'oreille. Cristal de roche et de zinc. Le vent est arrivé. Il a amené ses dialogues absurdes, ses histoires hallucinées. Il y avait encore bien d'autres gargouilles au haut des murs.

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François Bon a été à l’origine de ces échanges le premier vendredi de chaque mois, que j’ai découverts alors qu’ils étaient coordonnés par Brigitte Célérier ; Angèle Casanova a pris le relais à partir de novembre 2014. Je remplace Angèle depuis bientôt un an.


Aujourd’hui, j’ai donc le très grand plaisir de recevoir Lanlanhûe pour ces Vases Communicants et de publier son texte sur La dilettante. Nous avons choisi d’écrire chacune sur le thème de la gargouille.


Je la remercie d'accueillir mon texte « Sentinelle de granit » sur « Rencontres improbables ». Appréciant les photos et les textes l'une de l'autre depuis longtemps, la nôtre ne l'était indubitablement pas.